« Il est des lieux de feu qui me glacent le sang,
D'insanes crémations en mémoire, obscurcies
De cendre éparpillée dans la mer de l'oubli.
N'y cherche ni regrets ni remords ! Et pourtant... »
Ce jour-là, tes rires d'enfant heureuse perlèrent nos harassantes visites à la fière cité des Hohenzollern; la baroque Zeughaus, imposante et austère malgré tes courses primesautières dans les longs couloirs, les escaliers blancs du bâtiment des expositions temporaires,
« C'est Pei, mon préféré! On se croirait à Paris ici ! » t'écrias-tu, facétieuse étudiante en architecture; la Kommandanten Haus, ressurgie de ses cendres guerrières; le lyrique Staatsoper, trapu et laid, au-dessus duquel planaient encore les arias de Cleopatra.
Et partout l'écho de mon bonheur d'être près de toi se perdait dans l'ombre de cette ville, le signe noir sous l'albâtre trop propre du changement perpétuel.
Tes pas, fragiles dans le soir qui avançait en secret sa belle dame blanche, tes pas irréguliers, légers dans cette danse éternelle de l'amour, et la lune là-haut intruse malgré elle dans la lumière encore trop vive de l'éther, trottent encore dans ma mémoire.
Tes petits pas de danse sur la Bebelplatz surprise, offerte en autodafé à mon amour, dessinèrent dans l'espace les mots de Richter aux bords de mes lèvres livrés par ma mémoire, au mépris honteux du siècle de l'oubli : « Aux plaines de la lune éclatante de lis, habite la mère des hommes, avec ses filles innombrables, dans la paix de l'éternel amour »
Tu tournas sur toi-même, lune désespérée à la recherche de ton soleil, souriante, les bras en croix.
Tu scandas à ton tour ces mots de Johann Paul, pour me rejoindre étonnante et furtive dans cette époque trépassée : « Là règne un pur éther que ne trouble jamais le plus léger nuage. Là demeurent de tendres âmes que la haine n'a jamais effleurées», pour conclure dans un baiser « mes tendres âmes… »
Lisèle, j'aimais ton insouciance, ta gaieté et ta vie.
J'aime en toi cette fille de Sion ! Tu es mon sang, mon élue, ma germaine.
Puis notre promenade oublieuse sous les tilleuls et le soir annonçant ma fin.
Tes yeux, profonds comme cette longue perspective qui de la large avenue plonge vers la Brandenburger Tor accusèrent une tristesse décalée.
Et pourtant tout semblait convoqué à être témoin de mon bonheur : L'air léger et doux de la saison précoce, la couleur indigo du ciel berlinois à rendre fou le peintre qui sommeille encore en moi, ta robe légère, si légère qu'un souffle imperceptible la fit frémir faiblement, et même le rire indifférent des passants croisés. Tout se précipitait heureux vers cette nuit clémente, trop sans doute, pour cette ville de pierres tranquilles, gaie, grossière, inélégante.
Tes yeux grands ouverts sombrèrent soudain. Lointains. Caressant apaisé la déferlante de l'émotion, ton regard coula lentement dans l'humidité grise, troublé du bleu profond de la nuit qui frappait encore à la porte de pierre érigée là-bas, tout là-bas, au fond.
Où s'abîmèrent tes pensées, Lisèle mon amour ?
Tes yeux noirs vers le vague tendus, se perdirent sous cette perspective enfouie dans l'histoire, sans traces apparentes, le sang trop vite séché, nettoyé.
Tes yeux ne me parlèrent plus.
Tu prononças ces quelques mots, gravés sur le marbre rencontré tout à l'heure, à peine audibles :
« wir gedenken der millionen ermordeter Juden »
« Mon amour ! Ne pense pas à ça !» je suppliai terrifié.
Ton cœur était ailleurs. Il se noya dans un flot de larmes retenues. Je te perdis.
Ton cœur, liquide entre mes doigts ensanglantés d'histoire.
Ton cœur que j'essayai impuissant de rattraper dans cette course folle du temps irréméable.
Ton cœur se vida de mon sang.
Lasse, tu te retournas. « Toi et moi c'est impossible !», le regard inondé.
Mon cri. « Lisèle, mais je t'aime ! »
Ma voix brisée trancha cette nuit de cristal et s'épancha vainement dans ton silence.
Ta main petite et froide ne vibrait plus dans la mienne aux inutiles sollicitudes.