traduction : M-A. Jourdan-Gueyer, GF, 1992 ; commentaires personnels entre crochets :
(I, 2) Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui estime la valeur du jour, qui comprenne qu'il meurt chaque jour ? C'est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort devant nous : en grande partie, elle est déjà passée ; toute l'existence qui est derrière nous, la mort la tient. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu écris que tu fais, embrasse toutes les heures ; de la sorte, tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur l'aujourd'hui. Pendant qu'on la diffère, la vie passe en courant. [cf. Horace]
(III, 3) Si tu le crois fidèle, tu le rendras tel ; car certains ont enseigné à trahir en craignant de l'être, et ceux-là ont justifié la faute par leurs soupçons. [cf. Essais de Montaigne : "Beaucoup de gens ont enseigné à les tromper par leur crainte d'être trompés et ont par leur défiance autorisé les infidélités."]
(III, 6) C'est pourquoi ce que j'ai lu chez Pomponius sera consigné dans notre âme :" Certains se sont si bien réfugiés dans leurs cachettes qu'ils croient qu'est dans le désordre ce qui n'est qu'à la lumière." On doit entremêler ces deux états : quand on se repose, on doit agir et quand on agit, on doit se reposer. [cf. Nietzsche, Le Gai Savoir]
(IV, 4, 5, 6) Nul ne peut connaître une vie exempte de soucis s'il pense trop à la prolonger, s'il met au nombre des grands biens de vivre sous de nombreux consuls.
Entraîne-toi chaque jour à pouvoir, d'une âme égale, abandonner la vie que bien des gens tiennent serrée dans leurs bras comme on s'accroche aux ronces et aux rochers quand on est emporté par un torrent. La plupart sont ballottés misérablement entre la peur de la mort et les tourments de la vie, et, tout en ne voulant pas vivre, ils ne savent pas mourir.
Aussi, rends-toi la vie agréable en dépouilllant toute inquiétude pour elle. [cf. Luc, XII, 25 : "Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ?"]
(IV, 8) Je l'affirme : quiconque méprise sa vie est maître de la tienne. Récapitule les exemples de ceux qui ont péri dans un piège tendu dans leur propre maison, soit à découvert, soit par ruse : tu comprendras que la colère des esclaves n'a pas abattu un plus petit nombre d'hommes que celle des rois.
(IV, 11) C'est pour des biens superflus qu'on transpire ; ce sont eux qui usent la toge, qui nous contraignent à vieillir sous la tente, qui nous jettent sur les rivages étrangers : à portée de main est ce qui suffit. Celui qui s'adapte bien à la pauvreté est riche. [cf. Diogène mendiant auprès de statues...]
(V, 7, 8, 9) Mais, pour partager avec toi le petit bénéfice de ce jour aussi, j'ai trouvé chez notre Hécaton que mettre fin aux désirs remédie encore efficacement à la crainte : "Tu cesseras, dit-il, de craindre, si tu as cessé d'espérer."Tu demanderas : "Comment de tels sentiments si opposés vont-ils ensemble ?" Oui, mon cher Lucilius, : contradictoires en apparence, ils sont reliés. Comme une même chaîne unit le prisonnier et le soldat, ainsi ces sentiments qui sont si différents marchent ensemble : la peur suit l'espérance.
Et je ne m'étonne pas de les voir aller ainsi : l'un et l'autre relèvent d'une âme tenue en suspens, l'un et l'autre, d'une âme qui s'inquiète dans l'attente du futur. Or, la cause principale des deux est que nous ne sommes pas ajustés au présent mais que nous projetons nos pensées loin en avant ; c'est pourquoi la prévoyance, le plus grand bien de la condition humaine, s'est tournée en mal.
Les animaux fuient à la vue du danger ; après s'être enfuis, ils ne se font plus de souci ; nous, nous sommes torturés et par l'avenir et par le passé. Beaucoup de nos biens nous nuisent ; le souvenir ramène, en effet, le tourment de la crainte, la prévoyance l'anticipe ; nul n'est malheureux seulement à cause du présent.
(VI, 1) Et la preuve justement qu'une âme s'est améliorée, c'est qu'elle voit ses défauts que jusque-là elle ignorait.