Aller au contenu

Photo

Lettres à Lucilius 1-29 (Sénèque) : morceaux choisis à apprendre par coeur


  • Veuillez vous connecter pour répondre
9 réponses à ce sujet

#1 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 28 juillet 2013 - 03:31

traduction : M-A. Jourdan-Gueyer, GF, 1992 ; commentaires personnels entre crochets :

 

(I, 2) Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui estime la valeur du jour, qui comprenne qu'il meurt chaque jour ? C'est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort devant nous : en grande partie, elle est déjà passée ; toute l'existence qui est derrière nous, la mort la tient. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu écris que tu fais, embrasse toutes les heures ; de la sorte, tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur l'aujourd'hui. Pendant qu'on la diffère, la vie passe en courant. [cf. Horace]

 

(III, 3) Si tu le crois fidèle, tu le rendras tel ; car certains ont enseigné à trahir en craignant de l'être, et ceux-là ont justifié la faute par leurs soupçons. [cf. Essais de Montaigne : "Beaucoup de gens ont enseigné à les tromper par leur crainte d'être trompés et ont par leur défiance autorisé les infidélités."]

 

(III, 6) C'est pourquoi ce que j'ai lu chez Pomponius sera consigné dans notre âme :" Certains se sont si bien réfugiés dans leurs cachettes qu'ils croient qu'est dans le désordre ce qui n'est qu'à la lumière." On doit entremêler ces deux états : quand on se repose, on doit agir et quand on agit, on doit se reposer. [cf. Nietzsche, Le Gai Savoir]

 

(IV, 4, 5, 6) Nul ne peut connaître une vie exempte de soucis s'il pense trop à la prolonger, s'il met au nombre des grands biens de vivre sous de nombreux consuls.

Entraîne-toi chaque jour à pouvoir, d'une âme égale, abandonner la vie que bien des gens tiennent serrée dans leurs bras comme on s'accroche aux ronces et aux rochers quand on est emporté par un torrent. La plupart sont ballottés misérablement entre la peur de la mort et les tourments de la vie, et, tout en ne voulant pas vivre, ils ne savent pas mourir.

Aussi, rends-toi la vie agréable en dépouilllant toute inquiétude pour elle. [cf. Luc, XII, 25 : "Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ?"]

 

(IV, 8) Je l'affirme : quiconque méprise sa vie est maître de la tienne. Récapitule les exemples de ceux qui ont péri dans un piège tendu dans leur propre maison, soit à découvert, soit par ruse : tu comprendras que la colère des esclaves n'a pas abattu un plus petit nombre d'hommes que celle des rois.

 

(IV, 11) C'est pour des biens superflus qu'on transpire ; ce sont eux qui usent la toge, qui nous contraignent à vieillir sous la tente, qui nous jettent sur les rivages étrangers : à portée de main est ce qui suffit. Celui qui s'adapte bien à la pauvreté est riche. [cf. Diogène mendiant auprès de statues...]

 

(V, 7, 8, 9) Mais, pour partager avec toi le petit bénéfice de ce jour aussi, j'ai trouvé chez notre Hécaton que mettre fin aux désirs remédie encore efficacement à la crainte : "Tu cesseras, dit-il, de craindre, si tu as cessé d'espérer."Tu demanderas : "Comment de tels sentiments si opposés vont-ils ensemble ?" Oui, mon cher Lucilius, : contradictoires en apparence, ils sont reliés. Comme une même chaîne unit le prisonnier et le soldat, ainsi ces sentiments qui sont si différents marchent ensemble : la peur suit l'espérance.

Et je ne m'étonne pas de les voir aller ainsi : l'un et l'autre relèvent d'une âme tenue en suspens, l'un et l'autre, d'une âme qui s'inquiète dans l'attente du futur. Or, la cause principale des deux est que nous ne sommes pas ajustés au présent mais que nous projetons nos pensées loin en avant ; c'est pourquoi la prévoyance, le plus grand bien de la condition humaine, s'est tournée en mal.

Les animaux fuient à la vue du danger ; après s'être enfuis, ils ne se font plus de souci ; nous, nous sommes torturés et par l'avenir et par le passé. Beaucoup de nos biens nous nuisent ; le souvenir ramène, en effet, le tourment de la crainte, la prévoyance l'anticipe ; nul n'est malheureux seulement à cause du présent.

 

(VI, 1) Et la preuve justement qu'une âme s'est améliorée, c'est qu'elle voit ses défauts que jusque-là elle ignorait.



#2 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 28 juillet 2013 - 05:26

(VII, 2, 3) De manière générale, plus grande est la masse des gens à laquelle nous nous mêlons, plus il y a de danger. En vérité, rien ne fait autant de tort aux bonnes moeurs que de rester assis à quelque spectacle ; c'est alors que par l'intermédiaire du plaisir les vices s'insinuent plus facilement.

Qu'est-ce que je veux dire, d'après toi ? Je reviens plus cupide, plus prétentieux, plus dépendant du luxe. Pire en vérité : plus cruel et plus inhumain pour avoir été parmi les hommes. [cf. Le Gai Savoir, § 338, Nietzsche : "Place au moins la peau de trois siècles entre toi et aujourd'hui !" ; cf. A. Gide L'Immoraliste, II : "On a peur de se trouver seul : et l'on ne se trouve pas du tout. Cette agoraphobie morale m'est odieuse ; c'est la pire des lâchetés. Pourtant c'est toujours seul qu'on invente. Mais qui cherche ici d'inventer ? Ce que l'on sent en soi de différent, c'est précisément ce que l'on possède de rare, ce qui fait à chacun sa valeur ; et c'est là ce que l'on tâche de supprimer. On imite. Et l'on prétend aimer la vie." ; cf. enfin J. Genet : "C'est en haussant à hauteur de vertu, pour mon propre usage, l'envers des vertus communes que j'ai cru pouvoir obtenir une solitude morale où je ne serais pas rejoint."]



#3 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 29 juillet 2013 - 05:52

(VII, 10) Démocrite dit : "Un seul homme vaut pour moi la masse des gens, et la masse des gens en vaut un seul." [cf. aphorisme d'O. Wilde : "Le monde, pris "en masse", est un monstre, bourré de préjugés, rempli de préventions, rongé par ce qu'il appelle les vertus, un puritain, un poseur. Or, l'art de la vie est l'art du défi. Défier - voilà ce pour quoi nous devrions vivre, au lieu de vivre, comme nous le faisons, en acquiesçant." ; cf  § 79-82, 242, 243, 306-309, 394 pour le thème "société" et 82, 198, 277, 325, 326 et 400 pour le thème "solitude"... Le Gai Savoir, Nietzsche ; cf., pour le thème "refus/objection de conscience", le dernier mot répété ad lib. de la chanson-manifeste grunge "Smells like teen spirit" : a denial, a denial, a denial...]

 

(VIII, 3) J'indique à autrui le droit chemin que j'ai reconnu sur le tard et las d'errer. Je crie : "Evitez tous les biens qui plaisent au vulgaire, que le hasard attribue ; devant tout bien fortuit arrêtez-vous, remplis de soupçon et d'effroi : le gibier et le poisson aussi sont dupés par quelque espérance qui les amuse. (...)"

 

 

(VIII, 7) C'est encore Epicure que nous pillons, lui dont j'ai aujourd'hui lu cette parole : "Il faut que tu sois l'esclave de la philosophie pour obtenir la liberté vraie."

 

(IX, 6) Hécaton dit : "Je t'indiquerai, moi, un philtre d'amour sans drogue, sans herbe, sans aucune incantation magique : si tu veux être aimé, aime."

 

(IX, 7) La différence qu'il y a entre un paysan qui récolte et celui qui sème, c'est celle qu'il y a entre celui qui s'est acquis un ami et celui qui est en train de l'acquérir. Le philosophe Attale avait l'habitude de dire qu'il était plus agréable de se faire un ami que d'en avoir un, "comme pour un artiste, il est plus agréable de peindre que d'avoir peint". Cette inquiétude accaparée par son oeuvre comporte un amusement immense dû à l'accaparement même : il n'en éprouve pas autant, celui qui a écarté sa main de l'oeuvre achevée. Désormais il jouit du fruit de son art ; il jouissait de l'art même tandis qu'il peignait.



#4 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 29 juillet 2013 - 06:55

(IX, 21) Or, pour que tu saches que ces idées appartiennent au sens commun, dictées évidemment par la nature, tu trouveras chez un poète comique :

 

N'est pas heureux celui qui ne croit pas l'être.

 

Qu'importe, en effet, quelle est ta situation, si tu l'estimes mauvaise ?



#5 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 29 juillet 2013 - 09:16

(XI, 7) Déjà ma lettre réclame une conclusion. En voici une, utile, bien sûr, et salutaire, que je veux que tu graves dans ton âme : "Notre affection doit choisir un homme bon et le tenir toujours sous nos yeux afin que nous vivions comme s'il nous regardait et que nous agissions en toute chose comme s'il nous voyait. (Epicure)"



#6 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 30 juillet 2013 - 07:15

(XII, 4) Plus exquis sont les fruits au moment de se perdre, plus grande est la grâce de l'enfance à son terme.

(XII, 8) Aussi doit-on ordonner chaque jour comme s'il fermait la marche, parachevait la vie et la menait à sa plénitude.

(XII, 11) "C'est Epicure, demandes-tu, qui l'a dit ? Qu'as-tu à faire avec ce qui vient d'autrui ?" Ce qui est vrai est à moi.

(XIII, 4) Il y a plus de choses, Lucilius, qui nous effraient que de choses qui nous atteignent, et c'est plus souvent l'opinion que la réalité qui nous fait souffrir.

(XIII, 10) Quelque malheur à venir est vraisemblable : dans l'immédiat il n'est pas vrai. Que d'événements inattendus sont arrivés ! Que d'événements attendus ne se sont nulle part produits ! Même s'il est à venir, à quoi sert d'aller à la rencontre de sa douleur ? Tu en souffriras assez tôt quand il sera arrivé.

(XIV, 8) Le sage (...) évite la puissance qui risque de lui nuire, prenant garde avant tout de ne pas paraître l'éviter ; pour une part, en effet, la sécurité réside aussi dans le fait de ne pas la rechercher de façon déclarée parce que ce que l'on fuit, on le condamne.



#7 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 30 juillet 2013 - 07:31

(XV, 2) Il est sot, en effet, mon cher Lucilius, et très peu convenable pour un homme cultivé de s'occuper à faire de la musculation, à s'élargir la nuque et à se fortifier les pectoraux. Quand tu auras eu la chance de grossir et que tes muscles auront gonflé, jamais tu n'égaleras les forces ni le poids d'un boeuf gras ! Ajoute maintenant que sous le bagage trop important du corps, l'âme est étouffée et rendue moins agile. C'est pourquoi, autant que tu le peux, assigne une limite à ton corps et mets ton âme au large.

(XVI, 9) Les besoins naturels sont bornés. Ceux qui naissent d'une opinion fausse n'ont pas où s'arrêter ; le faux, en effet, n'a pas de limites. Pour qui marche sur la route, il y a une extrémité ; l'errance est infinie.



#8 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 30 juillet 2013 - 07:56

(XXI, 5) Une profonde couche de temps viendra au-dessus de nous, peu de génies sortiront la tête et, destinés à s'en aller dans le même silence un jour ou l'autre, ils résisteront à l'oubli et affirmeront longtemps la propriété d'eux-mêmes.

(XXII, 11) Oui, Lucilius, la servitude retient peu d'hommes, un plus grand nombre retient la servitude.

(XXVI, 7) Est indéterminé le lieu où la mort t'attend ; c'est pourquoi, toi, attends-la en tout lieu.

(XXVI, 10) "Entraîne-toi à la mort" : qui dit cela ordonne de s'entraîner à la liberté. Qui a appris à mourir a désappris à être esclave ; il est au-dessus de toute puissance, du moins en-dehors d'elle. Que lui font la prison, les gardes et les verrous ? Il a une porte libre. Il n'y a qu'une seule chaîne qui nous tient ligotés, l'amour de la vie, qui, s'il ne doit pas être rejeté, doit être diminué de telle sorte que, si un jour la situation l'exige, rie ne nous retienne ni ne nous empêche d'être fin prêts à faire sur-le-champ ce qu'un jour ou l'autre il faut faire.

(XXVIII, 7) Je ne partage pas le sentiment de ceux qui vont au milieu des vagues et qui, donnant leur approbation à une vie pleine d'alarmes, mettent une grande force d'âme à se colleter chaque jour avec les difficultés pratiques. Le sage les supportera, ne les choisira pas, et il préférera être en paix plutôt qu'en lutte ; il n'est guère profitable d'avoir rejeté ses vices s'il faut batailler avec ceux d'autrui.

(XXIX, 11) C'est par de mauvaises activités que l'on demande la faveur populaire.



#9 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 30 juillet 2013 - 08:15

Cher lecteur, chère lectrice de passage, solennellement je te vous invite ici dans l'ordre à :

 

1) commenter telle ou telle citation précise... en l'appliquant à notre vie contemporaine ;

 

2) faire le même travail que moi (relevé de lecture exhaustif) avec tous les livres qui te vous semblent très importants dans la vie... avis ! courage !

Par exemple, moi, si je prends au hasard la dernière citation (XXIX, 11), voici ce qu'elle m'inspire :

 

"C'est par de mauvaises activités que l'on demande la faveur populaire."

 

 

Je pense dans le désordre à l'oeuvre ironique d'Andy Warhol (à ses sérigraphies, en particulier), puis à celle de Marcel Duchamp (à ses ready-made, en particulier). Ces deux immenses artistes entre autres s'amusaient à interroger les limites de l'art : où commence-t-il ? où finit-il ? l'art est-il un domaine borné ? Comme je suis poète, je pense à la littérature, à son état et à sa fonction. Le roman, le plus souvent, n'est qu'un simple produit de culture, très rarement une oeuvre d'art. (Il en va de même pour le cinéma, la musique...) Les romans, comme les films et les chansons, doivent plaire au public. Au plus large public possible, le plus vite possible. Produits de culture ou produits de consommation. Produits pour les masses qui ne demandent qu'à jouir. Le produit de culture résulte de la mise en oeuvre d'une recette, tandis que l'oeuvre d'art paradoxalement engendre l'idée de sa création. Une certaine improvisation aveugle et sûre confère à tout processus de création son caractère sacré. Ce sont en effet ses "imperfections" qui assurent l'immortalité, une certaine immortalité à la Beauté. Contrairement au romancier qui pèse au milligramme près un à un des ingrédients précis dans sa cuisine climatisée, le poète n'a aucune idée de qu'il mangera en chemin, de ce qu'il trouvera, des outils originaux qu'il devra se fabriquer dans sa quête d'inconnu, etc. Nul scénario. Chaque poème est unique comme un tableau.



#10 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

  • Membre
  • PipPipPipPip
  • 4 651 messages
  • Une phrase ::Sans haine ni espoir.

Posté 13 août 2013 - 07:01

merci Bohé !